Dissociée

Publié le 29 Septembre 2015

Décalcomanie - René Magritte

Décalcomanie - René Magritte

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Le réveil sonne, je sursaute. Je le cherche distraitement de la main, je le trouve, je l'éteins. Je me lève, encore à moitié endormie, puis je vais faire mon café, assise à table, je pense à ma journée, ok, la matinée ça va, un coup de fil à passer absolument, ouais, faut pas que j'oublie. Ça serait vraiment chiant, je me dis, mais j'aime vraiment pas téléphoner. Va falloir que je trouve un moment. Je vais faire ça quand ? Je bois une gorgée de café, je crache, il est froid. Ça fait vingt minutes que je suis assise devant et que je le bois pas.

Pas le temps de le réchauffer, j'ai plus beaucoup de temps tout court en fait, tant pis je m'en prendrai un au boulot. Je me douche, je m'habille, en même temps je pense à hier soir et au film que j'ai vu, c'était pas mal, franchement, sauf la fin, j'ai pas aimé. Et là je me dis, hé, elles ont un problème ces chaussures ? Ah non. J'essayais juste de les enfiler à l'envers, c'est le matin, ça va aller.

Je sors, j'y vais, puis je rentre, je prend ma veste. Je sors, j'y vais, je rentre, je prends mon portefeuille. Je sors, j'y vais, je cours vers le tram, j'ai de la chance, ça va, je serai pile à l'heure. Parce que je déteste être en retard. Ça m'énerve, ça me rend nerveuse. Mais je sais pas comment ça se fait, je suis toujours dernière minute… Je regarde distraitement les pubs sur les côtés. Puis par la fenêtre… hé ! C'est pas mon arrêt qui vient de passer ?

Je m'énerve, je sors au suivant, sérieux, ça m'arrive tout le temps. Je cours pour arriver à temps, je rentre, j'ouvre la porte, illes sont touTEs là, se retournent, me regarde, rigolent. Je deviens rouge vif, je balbutie un truc à base de tram raté et que je suis désolée, voilà, c'est pour ça que j'aime pas arriver en retard. Faut toujours que j'explique pourquoi. Et expliquer le coup de l'arrêt, des chaussures et du café froid, non, vraiment, je peux pas dire ça.

Journée de boulot, je me met sur radar, je fais les boissons à la chaîne et j'assure. Pendant le coup de feu, je suis super efficace, c'est quand il y a peu de monde que je galère. Mes collègues n'ont toujours pas compris ce mystère.

Et puis, tant qu'on me fait pas parler aux clientEs c'est bon. Sinon, je me retrouve à leur poser trois fois de suite les mêmes questions « Quelle taille ? Sur place où à emporter ? » Je suis tellement dans ma tête que leurs réponses, je les écoute jamais. Ça finit parfois par les vexer.

Après-midi, je suis en caisse, pas grave, ça va aller, « bonjour monsieur, pour vous ce sera quoi ? » C'est la troisième fois qu'il passe en 10 minutes en fait, trois fois que je lui sors du « bonjour monsieur », sa boisson est en train de se préparer, sauf qu'entre temps j'ai oublié. Je deviens toute rouge, pardon, je suis désolée, je sais pas ce que j'ai aujourd'hui, je suis à côté de mes pompes (d'ailleurs ça m'a pris du temps de les enfiler).

En fait, aujourd'hui est juste un jour normal mais bon ça, je lui dirai pas.

Je sors du boulot, je reviens, je retourne prendre mon sac, je sors du boulot, je rejoins des potes pour boire des coups, qu'est-ce que je suis fatiguée. Je repense au gars a qui j'ai dit trois fois bonjour, non mais, vraiment, des fois je suis grave. Ah, mes potes sont pas encore là. Je me pose à une table, j'attends, au bout de deux minutes je me rends compte qu'illes étaient à la table d'à-côté. Je les avais juste pas vuEs mais elleux, ça fait depuis le début qu'illes m'appellent et me font des signes. Ouhou ! Haha ! Comment t'as fait pour pas nous voir ? Je deviens toute rouge, désolée. J'étais encore sur répondeur. Je ne suis pas là pour le moment, veuillez parler après le bip sonore merci.

Je les rejoins, j'essaie de me concentrer. « Et toi t'en penses quoi ? » Je me rends compte que ça fait un moment que je fixe mon interlocuteur dans les yeux, mais que je l'écoute pas. Je panique, j'ai aucune idée du sujet en cours, nan, je vais encore devoir lui faire répéter. J'essaie de me rappeler de 2-3 mots en vitesse, je tente une réponse… Pas de bol, j'ai encore tapé à côté.

Je commence à angoisser, illes vont se rendre compte que je capte rien, que je suis à l'Ouest, que je suis dans ma tête. Concentre toi. Essaie d'écouter. Je fais un effort surhumain de concentration, puis je me rends compte que je suis tellement concentrée à me concentrer que j'ai toujours rien écouté. J'essaie de choper des mots, je hoche la tête au hasard, je fais « mmh mmh ouais clair », j'essaie de prendre l'air étonné au bon moment, de rigoler en même temps. « Non mais tu m'écoutes ou quoi ? ». J'arrive pas. Pourtant, vraiment, je t'assure, j'essaie.

Où j'étais ces dernières minutes, je sais pas, mais en tous cas j'étais pas là. Combien de temps ça a duré ? Qu'est-ce que j'ai fait ? Impossible de me rappeler. Je deviens parano parce que je sais, que quand je déconnecte dans ma tête, je me mets à faire n'importe quoi et que je m'en rends pas compte. Parce que d'un coup, c'est comme si j'étais seule, les autres n'existent plus dans ces moments-là.

Ça m'arrive de bloquer sur un truc. Sourire bêtement. Pas entendre. Pas répondre. M'arracher les cheveux, me percer un bouton. Me gratter le cul. Rire toute seule ou même parler. Tourner la tête de l'autre côté alors qu'on s'adresse à moi. Et à chaque fois, impossible de me le rappeler, je me rends compte que j'étais partie seulement une fois que j'ai reconnecté.

Faut que j'y aille, je me dis, j'arrive vraiment pas. Mon coeur bat trop vite, je suis fébrile, je tourne la tête dans tous les sens de peur de rater quelque chose. Je me lève, je dis j'ai des trucs à faire désolée. Tout le monde me regarde, je sais que je serais censée faire le tour, faire la bise à tout le monde, que je vais encore passer pour la fille froide et pas sociale. Mais j'arrive pas. Dernier effort de concentration pour récupérer mes trucs, dire à plus, et m'en aller d'un pas pressé. Je rougis, j'ai honte. Ironiquement, je sais que ce moment, par contre, je m'en rappellerai très bien et pendant longtemps. Qu'il me donnera toujours ce sentiment cuisant de honte. Que quand il sautera dans mon cerveau, sans prévenir, il me fera déconnecter, de nouveau.

Illes doivent se demander pourquoi je suis partie si vite mais illes me connaissent, à présent. Illes savent, je pense, que je suis pas fâchée, que je me faisais pas chier. J'aimerais leur expliquer, leur dire, hé, désolée, vous allez devoir tout répéter 4 fois, je vais souvent déconnecter, répondre à côté. C'est pas pour ça que je m'embête ou que je vous écoute pas. J'aime bien être avec vous mais ma tête arrive pas à rester là.

Je rentre, je me fume un joint, je sais que ça va pas m'aider à me concentrer mais je m'en fiche, au moins ça va me calmer, ralentir les pensées, faire passer la honte. Je réfléchis. J'avais pas un truc à faire aujourd'hui ?

Le coup de fil, oh non, j'ai complètement zappé. Tant pis. Je ferai demain. Ça va aller, je vais m'en rappeler. D'ailleurs, je vais même le noter. Je prends un carnet, un stylo, je commence à dessiner distraitement, tiens, c'est marrant, on dirait un truc abstrait.

Je repose le carnet. Bien sûr, j'ai rien noté, entre temps j'ai oublié. C'est pas grave, ça va aller.

Ma tête est une passoire. Je suis juste dissociée.

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Aller plus loin (dissociation):

- Dissociation et identités - témoignage (Philomèle)

- Objectivation sexuelle des femmes - Partie 3 : les violences sexuelles, des actes d’objectivation extrêmes et dissociant (Antisexisme)

Rédigé par Decade

Publié dans #Traumatisme et conséquences

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