Réflexions sur l'humour et le sexe
Publié le 23 Juillet 2019
TW: Blagues sur le viol et la pédophilie. PW: S
Bon, vu qu’en ce moment j’essaie d’échapper à mes (nombreuses) et (urgentes) obligations, je me suis dit que c’était un super bon moment pour écrire un article de blog histoire de procrastiner un peu.
Bref.
Ça fait un moment que j’ai envie d’écrire sur une comparaison à laquelle je ne suis pas peu fière d’avoir pensé, c’est-à-dire la comparaison entre l'humour et le sexe.
Dis moi ce qui t’excites, dis moi ce qui te fais rire
Ce qui nous excite sexuellement est un mélange complexe des jeux de notre inconscient, des injonctions sociétales, de notre éducation et de notre histoire. Ce qui est assez certain, c’est qu’on ne le choisit pas vraiment – on peut observer des changements dans nos désirs selon notre chemin de vie, mais certaines choses sont gravées en nous pour des raisons qui nous échappent.
De même, on ne choisit pas vraiment de quoi on rit. Ce réflexe d’éclater de rire est un mélange complexe des jeux de notre inconscient, des injonctions sociétales, de notre éducation et de notre histoire… Bref vous l’aurez compris, les mécanismes qui nous excitent et ceux qui nous font rire sont des mécanismes assez semblables, sur lesquels nous avons en partie prise, mais en (petite) partie seulement.
Dans les deux cas, ces réactions peuvent être politiquement pas correctes du tout, contraires à nos valeurs, et pas en adéquation avec la personne que nous voudrions être.
Je doute que qui que ce soit ait honte d’être excité.e par un missionnaire hétérosexuel tout ce qu’il y a de plus banal, de même que je ne pense pas que rire de « c’est un mec qui rentre dans un bar, il dit « C’est moi ! », sauf qu’en fait c’était pas lui » questionne qui que ce soit sur la nature profonde et complexe de son inconscient (même si c’est un peu con comme blague en vrai) (mais moi ça me fait marrer) (enfin bon).
Mais tout ça se corse pas mal lorsqu’on rentre dans des terrains plus marginaux, plus osés, plus compliqués à expliquer.
BDSM et humour noir
Il m’arrive régulièrement de rire super fort à des blagues sur… le viol, la pédophilie, l’inceste. Nononon, pas les blagues politiquement correctes. Pas des blagues qui se moquent des violeur·euses, des pédocriminel·les, des agresseur·ses. Nope. Des bonnes vieilles blagues bien trash et bien oppressives sur le viol, la pédophilie et l’inceste. Et je me trouve bien embêtée lorsqu’il s’agit de me justifier à moi-même pourquoi je ris.
Et de même, il peut m’arriver d’être fichtrement excitée par des scénarios sexuels où je me fais dominer, prendre de force, maltraiter. Voire appeler un mec « daddy ». Voire prétendre que je suis beaucoup plus jeune que mon âge. Et pareil – c’est pas simple d’expliquer pourquoi.
La vraie question c’est : faut-il vraiment l’expliquer ?
Un peu quand même
Alors certes je ris à des blagues de Toto et je m’excite sur un missionnaire (dans les deux cas j’ai un répertoire plutôt large et je suis plutôt bon public). Sauf que ces rires et ces désirs, je n’éprouve pas le besoin de les comprendre, parce qu’ils sont totalement banals (on dit banaux ?…) et pas du tout subversifs. De même, quand tout rentre bien nickel dans mes valeurs, même si c’est un peu trash, je ne me questionne pas – si je ris à des blagues qui se moquent des racistes, ou si j’enfonce un doigt dans l’anus d’un type, ça ne m’empêche pas plus que ça de dormir.
Ce qui me fait du soucis, en fait, ce sont les trucs qui 1. sortent de la norme et 2. rentrent en conflit avec mes valeurs. Sur le plan sexuel comme humoristique, c'est ce qui va dire des choses sur moi que je n'ai pas nécessairement envie d'entendre - un peu comme les rêves ou les cauchemars, qui viennent de notre inconscient en pièces détachées et dans le désordre, bousculant les certitudes que nous avons sur nous-mêmes.
Même si le rire et l’excitation sexuelle sont régis par des règles complexes et que nous ne comprenons pas toutes, il y a moyen d’en décortiquer certaines. L’humour et le sexe peuvent notamment être des exutoires – nous rions et nous mouillons parfois sur ce qui nous fait peur, nous dégoûte, nous horrifie, nous fait honte. Finalement, le BDSM (pour moi en tous cas), c’est un peu ça, voir dans le regard de l’autre : Même humilié·e, même sans défenses, même en perte totale de contrôle, je te veux, je t’accepte, tu ne me dégoûte pas, et même que ça me plaît beaucoup. Et dans l’autre sens : Même avec tes pulsions violentes et sadiques, dans tes pires penchants control-freak, je te veux, je t’accepte, ça ne me fait pas peur, et même que ça me plaît beaucoup. C’est, finalement, une touchante acceptation de l’autre dans ses côtés les plus sombres.
C’est sublimer ce qu’il y a de honteux en nous, et ce qui, selon la société, devrait être source de honte, devient source d’excitation. Un joli petit twist.
Ris avec moi
Si on compare ça à l’humour noir, ces blagues trash sur des abus que j’ai vécu me permettent de me sentir acceptée, de me dire que ces abus ne m’ont pas condamnée à être une paria, que je ne suis pas la meuf qu’on traite comme de la porcelaine et qu’on fait « chut chut » quand elle rentre dans la pièce parce qu’elle a vécu des trucs graves.
J’avais lu sur Reddit un type handicapé suite à un accident, qui disait que les blagues trash que ses potes lui ont fait par la suite (se moquer de son handicap, parquer son fauteuil dans un coin, le troller) l’avaient beaucoup aidé à s’accepter, et à accepter la situation. Il s’était senti traité comme un autre, et comme avant (il a précisé que ce trollage était une habitude entre potes même avant son accident), et ces blagues ont eu un effet thérapeutique sur lui.
C’est l’effet que certaines blagues sur le viol ont sur moi. Tout dépend, bien sûr, de la personne qui me les dit, comment, quand, et pourquoi – même si ce fameux personne qui me les dit, quand, comment et pourquoi est parfois lui-même assez mystique à expliquer, et un·e total·e inconnu·e qui me raconte dans un bar « C’est quoi le point commun entre les épinards et le sexe anal ? Même avec du beurre, les enfant·es aiment pas ça » peut me plier en deux pour un bon moment sans raisons apparentes.
Et même, des blagues racistes, grossophobes, homophobes, [insérez ici un truc que je soutiens]phobes peuvent me faire rire. Non pas parce que j’approuve le message, mais au contraire parce qu’il me choque, me dégoûte, me fait peur ou me fait honte – sans pour autant que la blague en elle-même ne dénonce quoi que ce soit, ni ne soit militante pour un sou. Et je peux même parfois en balancer à des gens qui sont non-blanc·hes, gros·se, LGBT, [insérez ici une autre minorité], qui peuvent les apprécier car elles leur montre que je ne les considère pas comme des petites choses fragiles à ne surtout pas casser, entouré·es par les grand méchants tabous de l’oppression.
Que finalement, rien de tout ça n’est honteux, et ce qui, selon la société, devrait être source de honte, peut devenir source de rire… Un joli petit twist.
Finalement, n'oublions pas que charrier quelqu'un est une manière d'établir ou de confirmer un rapport de confiance. Le taclage mutuel dans les limites de ce qui est rigolo (limites qui varient en fonction de chaque personne), c'est l'équivalent verbal des enfant·es qui jouent à se bagarrer sans jamais se faire mal (le "rough-and-tumble play", en anglais). C'est une manière comme une autre de montrer son appréciation.
Mais tout le monde a des limites différentes, et ne vais pas aller balancer ce genre de blague à des gens à qui ça va faire du mal. Tout le monde n’aime pas l’humour noir (ou du moins ce type d’humour noir), de la même manière que tout le monde n’aime pas la fessée. Mais certain·es aiment ça, alors autant s’éclater.
Comment tu peux t’exciter là-dessus ?
Le sexe et l’humour sont deux sujets super tendus. Bizarrement, si on regarde avec un·e ami·e un·e humoriste qui nous fait beaucoup rire, on risque d’être vexé·e, déçu·e ou touché·e si cet·te ami·e ne le/la trouve pas drôle du tout. On peut même s’engueuler à cause de ça. « Mais si c’est trop drôle ! » « Mais non c’est complètement beauf ! ». Bref, ça touche à l’émotionnel d’une manière assez surprenante, probablement justement à cause du rôle de l’inconscient dans le rire – si cette personne ne rit pas avec moi, sommes-nous vraiment sur la même longueur d’ondes ?
C’est potentiellement encore plus fort si, en plus de ça, cet·te ami·e nous dit que cet·te humoriste est vraiment un·e sale con·ne qui fait des blagues oppressives de merde, alors que nous on a justement l’impression qu’iel fait des blagues qui DÉNONCENT les oppressions de merde. Et là encore, on risque fort de s’engueuler pour ça « Mais tu comprends pas ! » « Mais toi, tu comprends pas ! »
Un ami à moi qui est particulièrement friand d’humour super hardcore, et qui kiffe se faire troller violemment (l’équivalent sexuel de ce qui le fait rire serait probablement de se faire pisser dans la bouche en se faisant traiter de petite pute, pour donner une idée) me disait l’autre jour que beaucoup de débats sur « c’est oppressif » « nan c’est pas oppressif » se résument à une chose : si on a ri ou pas. Si on a ri, on va dire que c’est pas oppressif. Si on n’a pas ri, on va dire que ça l’est. Et de fait, bien que ça ne soit pas tout le temps vrai, il me semble quand même que c’est souvent le cas. Il y a bien sûr 1000 analyses à faire sur le but de cet humour, les personnes visées, de qui on se moque et pourquoi - mais cette analyse risque d'être fortement influencée par le critère subjectif de... si on a ri ou pas.
De même, les fantasmes sexuels sont un sujet grave tendu. On fait des débats sur ce qui peut se faire et ce qui ne se fait pas. On est dégoûté·es par certains fantasmes et fétichismes des autres. Ou au contraire on trouve la sexualité de certain·es ennuyeuse à pleurer, comme on trouverait leur humour tout pourri – et on ne se prive pas pour le dire. Des fois même ça s’engueule sec et ça devient sacrément politique – quand certaines SWERFs par exemple (sex workers exclusionnary feminists, pour celleux qui connaissent pas, à savoir les féministes qui sont contre le travail du sexe) voudraient faire interdire certaines pratiques sexuelles comme les jeux d’étouffement, le bondage, le rape play. Ou quand des virilistes disent que ce faire mettre un truc dans le cul, quand on possède un pénis, c’est une humiliation dont on ne se relèvera jamais et même que c’est le lobby LGBT qui veut nous imposer ça à tous pour qu’on devienne comme elleux. Et encore une fois, notre opinion (du moins notre opinion dans le privé) dépend très souvent de si ça nous excite ou pas… Si ça nous excite pas, c’est oppressif. Si ça nous excite, ça ne l’est pas. Comment trancher?
Consentement
Si l’humour noir est l’équivalent humoristique du BDSM, la clé c’est le consentement. Je ne vais pas aller gueuler à n’importe quel·le victime de viol, sans prévenir « HÉ TU CONNAIS LA FAÇON D’ÉVITER TOUS LES VIOLS ? BEN JUSTE TU DIS OUI ! » en achevant ça par un gros rire bien gras et une vigoureuse tape dans le dos. Nope. Mais je vais dire ça aux personnes qui l'apprécient, dans un contexte où ça les fait rire.
Il y a des humoristes méga trash dont les blagues, prises hors contexte, sont une agression. Parce que de fait, crier cette blague sans contexte à des inconnu·es dans la rue (ou la poster partout sur internet) est l’équivalent de jouer au viol sans avoir demandé son avis à la personne (ce qui est un peu quand même la définition d’une agression).
Sauf que les blagues, tout comme les parties de jambes en l’air, s’inscrivent toujours dans un contexte. Ces humoristes, les gens ont payé pour aller les voir. Iels les connaissent. Iels apprécient leur humour. Iels viennent pour ça. Iels sont consentant·es.
(C’est évidemment différent lorsque ces humoristes sont diffusé·es en direct à la télé à des heures de grande écoute hein)
Ce qui me fait me demander à quel point on peut censurer un·e humoriste, dans quelles conditions, et pourquoi – et honnêtement je pense que c’est une question très, très épineuse. Ça revient à se demander quelles pratiques sexuelles il faudrait interdire, dans quelles conditions, et pourquoi.
Mon avis, c’est que tant que tout est fait avec le consentement de tout le monde, c’est un peu absurde d’interdire quoi que ce soit.
Se lâcher la culotte
L’humour est politique, le sexe l’est aussi – mais tous deux le sont uniquement dans une certaine mesure (c'est le social versus l'individu). De la même manière qu’être dominée au lit ne vient pas d’un souhait de me faire dominer dans la vie, rire à une blague misogyne ne veut pas dire que je prône la misogynie. Ce n’est pas toujours « it’s funny cos it’s true » - pas plus que « it’s sexy cos it’s true ».
Cela n’empêche en rien de questionner, d’analyser, de tenter de comprendre pourquoi on ri et pourquoi on s’excite, d’en exposer les liens et les mécanismes sociétaux (je pense notamment à l’excellent documentaire d’Ovidie « A quoi rêvent les jeunes filles », qui pose la question des fantasmes de domination des femmes et de leurs origines). Mais ces analyses ne pourront expliquer qu'en partie seulement pourquoi on rit. Il y aura toujours dans le rire une part d'inexplicable et de viscéral.
Et finalement, la valeur d’une personne se jugera beaucoup moins aux vibrations de son diaphragme et aux afflux sanguins dans ses organes génitaux qu’à la manière dont iel traite celleux qui l’entourent.