Vendre du sexe comme on vendrait du café
Publié le 5 Janvier 2019
La prostitution est un métier de service. Il serait donc logique de la comparer à n’importe quel autre métier de service.
Quand je travaillais dans un café, mon taf consistait à faire du café et à le servir aux client-e-s. Si je le servais avec le sourire, tant mieux pour elleux. Si j’avais du plaisir le servir, tant mieux pour moi.
Mais le seul travail que j’étais censée accomplir contre rémunération, c’était de faire du café, et de le servir aux client-e-s.
Maintenant, en tant qu’escorte, mon taf consiste à vendre mon temps, ma compagnie et du sexe aux client-e-s. Si je les vends avec le sourire, tant mieux pour elleux. Si je les vends avec plaisir, tant mieux pour moi.
Mais le seul travail que je suis censée accomplir contre rémunération, c’est de vendre mon temps, ma compagnie et du sexe aux client-e-s.
La pute qui aimait ça
La prostitution est un des seuls métiers qui est évalué (à ce point, en tous cas) selon le critère « d’aimer ça ». Si un-e prostitué-e aime vendre du sexe, alors on tolère qu’iel le fasse (mais on se demande pourquoi, dans ce cas, il faudrait le-la payer). Si iel n’aime pas ça, il faudrait absolument qu’iel arrête (parce que c’est forcément simple d’arrêter, et l’argent pousse sur les arbres).
A tel point que beaucoup de client-e-s se permettent de demander aux prostitué-e-s qu’iels ont l’intention de voir si « iels aiment ça », car ces client-e-s cherchent « un-e passionné-e », « une personne qui fait ça par plaisir » voir « qui ne fait pas ça pour l’argent », ou même « une personne avec qui il y aura du plaisir partagé ».
Laissez moi vous expliquer en quoi ces demandes sont complètement écœurantes, même si elles partent (parfois) d’une bonne intention.
Je m’imagine mal appeler un restaurant pour y réserver une table, mais préciser à mon interlocuteur-trice que je réserve uniquement à condition que les cuisinier-e-s et serveur-se-s soient des passioné-e-s, qu’iels ne fassent pas ça pour l’argent, qu’iels fassent ça par plaisir, et que nous ayons un plaisir partagé à passer ce moment ensemble dans le restaurant. En plus d’être totalement absurde, cette demande mettrait la personne à l’autre bout du fil dans l’embarras. Que pourrait-elle répondre ? « Ah oui bien sûr, tout notre personnel adore ce qu’il fait, ce sont les cuisinie-re-s et les serveur-se-s les plus passionné-e-s de l’histoire de la passion »… Parce que je l’imagine mal répondre « Alors non alors en fait, iels viennent uniquement parce qu’iels sont payé-e-s, la plupart préfèrent faire ce métier plutôt qu’un autre mais si on ne les payait pas iels resteraient chez elleux à fumer des bédots devant Netflix ».
Ce qui est pourtant la vérité.
Quand un-e client-e demande à un-e prositué-e si « iel aime ça », iel met le-la prostitué-e dans une situation où il est impossible de répondre « non ». D’autant plus que dans la prostitution, nous sommes censé-e-s vendre du flirt, de la séduction, du « sensuel », du « moment de rêve ». Ce sont nos arguments de vente. Nous demander si nous aimons ça, c’est nous obliger à répondre « oui » (et éventuellement se permettre par la suite d’utiliser ce « oui » comme moyen de pression pour faire baisser le prix).
La pute qui faisait très bien semblant
La prostitution n’est cependant pas une exception. D’autres métiers sont évalués selon le critère d’aimer le pratiquer – je pense, notamment, aux métiers artistique, que je connais très bien aussi.
Combien de musicien-ne-s, dessinateur-trice-s, commédien-ne-s, danseur-se-s, chanteur-se-s, peintres, etc, ne se plaignent-iels pas d’être constamment sous-payé-e-s, sous prétexte qu’iels sont censé-e-s aimer leur activité ? Et si iels admettent que parfois, c’est pas la joie, qu’on a des conditions de merde, que les client-e-s sont relou-e-s, que ça demande beaucoup de sacrifices personnels, on doute de leur passion et, paradoxalement, de leur professionnalisme.
Je recommande d’ailleurs cette excellente interview de DJ Sprinkles qui explique tout cela très bien. Je cite un extrait :
Je fais ce travail uniquement par nécessité économique, parce que je le déteste moins qu’un travail de bureau, ou n’importe quelle autre façon horrible que je pourrais avoir de gagner ma vie avec mes compétences actuelles. Et comme ce monde capitaliste insiste à tout transformer de façon positive, tu pourrais penser que ça veut dire « j’aime mixer plus qu’un autre travail » mais non, j’insiste sur cette distinction : « c’est ce que je déteste le moins » (…)
Je fais rarement des parallèles avec le travail du sexe, par respect et parce ce sont des industries entièrement différentes, mais je pense que cette attente habituelle qu’un musicien se sente lié à son public est aussi inventée que le fantasme des travailleurs du sexe qui jouiraient avec leur client. Évidemment, tout est possible et certaines soirées sont meilleures que d’autres, mais généralement c’est juste une forme de travail très contrôlée. Pourquoi les gens ont tant de mal à piger ?
La prostitution, métier que je déteste le moins
On paie quelqu’un-e qui fait un métier de service, quel qu’il soit (de serveur-se à artiste en passant par thérapeute ou secrétaire) pour qu’iel effectue son travail de manière satisfaisante. POINT.
Selon les conditions de travail, ou selon certaines cultures, 'de manière satisfaisante' inclut qu’iels aient l’air de l’aimer (je pense notamment aux Etats-Unis et au Canada où on demande aux vendeur-se-s de faire comme si iels étaient trop content-e-s de te voir, et c’est même inscrit dans leur contrat de travail), selon d'autres cultures, pas du tout (comme dans certains pays de l’Est où si les serveu-se-s ne sont pas de bonne humeur aujourd’hui, iels n’hésiteront pas à le montrer, et cela n’est pas considéré comme négatif tant qu’iels font ce pour quoi iels sont payé-e-s, c’est-à-dire servir).
Personnellement, je me situe un peu entre les deux. Je considère qu’être le plus sympa possible avec un-e client-e (ou du moins ne pas être désagréable ou tirer la gueule), comme du professionnalisme dans mon métier d’escorte. Mais faut pas pousser bobonne dans les orties (surtout quand elle porte pas de culotte) et je ne vais pas non plus faire « wow, amazing » et simuler 14 orgasmes alors que je passe un mauvais moment. Mais cela est ma vision des choses – d’autre travailleur-se-s du sexe en ont une autre et libre à elleux.
Par contre, en aucun cas je ne considère qu’aimer passer un moment avec un-e client-e fait partie de mon métier. Déjà parce qu’il est impossible d’aimer sur commande et que, même si on apprécie globalement de vendre du sexe pour de l’argent, ce qui est mon cas – et je me considère comme chanceuse – ce n’est pas toujours le cas, avec tou-e-s les client-e-s sans exception, et à chaque seconde du rendez-vous.
De la même manière que monter sur scène, pour un-e comédien-ne, même si iel adore son métier, ne sera jamais 100 % agréable, absolument 100 % du temps, et à chaque seconde passée sur scène. Il y a des fois ou bon, à choisir, iel resterais bien chez ellui à fumer un bédot en regardant Netflix. Mais globalement, c’est le métier qu'iel déteste le moins au quotidien.
Ensuite, parce que le fait que j’aime ou non mon travail ne devrait jamais servir de barème pour savoir si je le fais bien. Tout ce qui compte, c’est que je le fasse, et éventuellement – si je considère ça comme faisant partie de mon taf, ou si c'est écrit dans mon contrat de travail – du mieux que je peux et en ayant l’air de l’aimer.
De la même manière qu’on attend d’un-e comédien-ne qu’iel fasse sur scène le taf pour lequel iel est payé-e, indépendamment de si iel a envie de le faire ou non ce jour-là.
L’argent qui disparaît
Or, comme je l’ai dit plus haut, plein de client-e-s on l’air de ne pas avoir trop compris comment fonctionne la prostitution. Iels ont envie d’une pute qui aime ça.
Je crois qu’une des raisons, c’est qu’iels n’ont pas envie d’imposer un moment désagréable à quelqu’un-e avec qui iels ont des rapports sexuels. Une autre raison, c’est que ce qui les excite, est, de fait, le plaisir partagé – et qu’ils ne bandent pas trop à l’idée de quelqu’un-e qui se forcerait avec elleux. D’autres raisons sont plus égoïstes – comme de flatter leur égo, d’essayer de faire baisser le prix, ou l’espoir que ce-tte prostitué-e devienne par la suite un-e amant-e.
Quelle que soit la raison, iels mettent le-la travailleur-se-s du sexe dans une impasse, l’obligeant (si iel veut se faire de la thune, ce qui est quand même le but) à dire que oui oui, iel adore ça, vraiment vraiment.
Ce qui est hyper irrespectueux – s’il vous plaît, arrêtez ça tout de suite.
Ensuite, sur un échantillon personnel et absolument non scientifique, j’ai remarqué que les hommes pour qui cet échange sexe-contre-argent, ou compagnie-contre-argent, ou temps-contre-argent n’était pas clair, sont souvent ceux qui ont l’habitude de payer des choses aux femmes qu’ils fréquentent, pour la seule raison qu’ils sont attirés par elles. Pour eux, c’est de la galanterie que de payer le resto, les fringues, les sorties, voire le loyer, la voiture, ou toute autre dépense d’une femme qui les attire sexuellement. Ce n’est pas un échange argent-contre-service. Ce n’est même pas un échange. C’est comme ça, parce que les hommes paient pour les femmes quand ils sont de vrais hommes, point.
Et vu que ces femmes passent du temps avec eux, en leur compagnie, et couchent avec eux, ils se disent que ce n’est pas parce qu’ils leur paient des trucs (ça c’est juste de la galanterie de base), mais uniquement parce que ces femmes les apprécient (ce qui peut être vrai, mais – je pense – jamais entièrement vrai dans ce genre de situation).
(J’en profite pour dire entre parenthèse que si vous rencontrez une femme qui trouve normal de tout se faire payer uniquement parce qu’elle est femme et attirante, ou si vous rencontrez un homme qui trouve normal de tout vous payer uniquement parce que vous êtes femme et attirante, fuyez. Vous êtes dans un rapport économico-sexuel qui ne dit pas son nom, et comme tout contrat qui n’est pas explicitement exposé comme un contrat, il y a risque d’abus d’un côté ou de l’autre – soit que cette personne considère avoir tous les droits sur votre argent sans contrepartie, soit que cette personne considère avoir tous les droits sur votre corps sans contrepartie, sur fond de chantage affectif « tu ferais ça si tu m’aimais, et si tu n’as pas envie de le faire c’est que tu ne m’aimes pas).
Et donc, vu que, dans leur vie privée romantique et sexuelle, ils donnent de l’argent à des femmes et ces femmes couchent avec eux, quelle est la différence avec moi, escorte, à qui ils donnent de l’argent et qui couche avec eux ? Dans leur tête, aucune. Ils ne réalisent donc pas que ce que je fais est un service, et que ce service est payant. Pour eux, ils me donnent de l’argent par galanterie (ils se disent qu’ils aiment payer pour des jolies femmes), et si je passe du temps avec eux, c’est parce que j’aime ça – et donc ce n’est pas un service mais uniquement du plaisir.
Pouf, envolé, le rapport économico-sexuel. Si l’argent disparaît, alors, pour eux, le service disparaît aussi, et ils ne comprennent pas quel effort je suis possiblement en train de faire pour passer du temps avec eux en leur donnant l’impression que je trouve ça cool.
Ces client sont, d’ailleurs, souvent ceux qui insistent pour avoir mon numéro, qui m’envoient de leurs nouvelles et des photos de leurs vacances (ndlr : je n’en ai absolument rien à foutre), qui insistent pour savoir mon vrai prénom, ou même venir voir mon travail artistique (ndlr : NO WAY dégage de là), et qui parlent des autres escortes qu’ils ont fréquenté comme de leurs « amies » - des clients qui, de manière générale, ne font aucune distinction entre le privé et le professionnel.
Acheter du sexe comme on achèterait du café
Du coup, je pense que le-la client-e cool, le-la client-e respectueux-se, c’est cellui qui achète du sexe/du temps/de la compagnie comme on achèterait du café.
Bien sûr, vous avez le droit de demander si ici, on vend des lattes au lait de soja. Non, vous n’avez pas le droit de râler parce qu’on en vend pas – juste d’aller ailleurs. Oui, vous avez le droit de trouver que le latte est quand même un peu cher – mais non, vous n’avez pas le droit de râler ou de négocier, juste d’aller ailleurs. Oui, vous avez le droit de ne pas être satisfait-e et de ne pas revenir, par exemple parce qu'on vous a garanti qu’on vendait des lattes au lait de soja, mais qu’une fois sur place on ne sert que des cappucinos au lait de vache. Et la prochaine fois, vous irez ailleurs. Bien sûr, vous avez le droit de préférer le café où les serveur-se-s sont trop sympas et souriant-e-s au café d'à côté où iels tirent la gueule - mais pas de leur reprocher de tirer la gueule - allez plutôt dans le 1er café. Bien sûr, vous avez le droit d'aimer l'impression que les serveur-se-s vous apprécient personnellement - comme d'autres s'en contrefichent et préfèrent simplement aller là où iels trouvent que le café est le meilleur. Mais vous n'avez pas le droit de l'exiger, ni de leur demander si iels vous aiment pour de vrai ou si iels font juste semblant.
Et non, vous n’avez pas le droit de tenir la jambe au/à la serveur-se pendant 45 minutes pour lui demander si iel aime ça, si iel est passionné-e, pour finalement négocier votre latte pour la moitié du prix en prétextant que « c’est pas grave vu que tu aimes servir, tu fais pas ça pour l’argent ». Non, vous n’avez pas le droit de demander au/à la serveur-se si iel vous aime bien et vous préfère à d’autres client-e-s, et que si c’est le cas iel pourrait bien vous faire le 5e café gratuit. Non, vous n’avez pas le droit de vous incruster pendant sa pause, de lui poser des questions personnelles sur sa vie, de lui demander son zérosix et de lui montrer des photos de vos vacances. Non, vous n’avez pas le droit de le/la rechercher sur Facebook et de l’ajouter en ami-e.
Pour conclure, vous achetez un service. Vous avez le droit de demander le service pour lequel vous payez, et vous êtes obligé-e-s de payer pour le service que vous demandez.
« Aimer ça » n’est pas un service – même si, bien sûr, ça peut arriver, ou pas, mais si ça arrive, ça sera toujours indépendamment de votre volonté.
C’est simple comme bonjour.
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Sur ce blog, pour aller plus loin:
- Prostitution et idées reçues
- "Moi, au moins, je vais pas aux putes": vos bonnes intentions ne nous aident pas