La peur de disparaître
Publié le 8 Janvier 2019
[Cet article est extrêmement hétérocentré. Ce n’est pas que j’oublie les LGBT mais ce n’est pas le sujet dont je traite aujourd’hui]
J’approche doucement la trentaine et, quand j’y réfléchis, je ne peux pas m’empêcher d’éprouver une peur panique. Tout simplement parce que je sais que le produit-moi va perdre de sa valeur sur le marché de la bonnassitude, et qu’en tant qu’escorte, mes tarifs ne feront que baisser avec les années. Triste réalité à laquelle je n’aime pas trop penser.
Récemment, je me suis retrouvée face à un client de plus de 60 ans qui m’affirmait n’avoir jamais couché avec des femmes qui avaient dépassé la trentaine. Il parlait des femmes de son âge avec une grimace de mépris en m’expliquant qu’il n’arrivait même pas à les regarder – elles étaient dégueulasses paraît-il – et certainement pas à les envisager. Ça m’a mise hors de moi. J’ai eu envie de lui jeter n’importe quoi à la figure. J’ai eu envie de lui dire qu’il était moche, qu’il était imbaisable, que moi je le baisais juste parce que j’étais payée. J’ai eu envie de lui demander si il croyait vraiment que les minettes de 25 ans qu’il se tapait se masturbaient en pensant à lui. Mais juste. La CONFIANCE quoi. Insupportable. J’ai eu envie de lui demander pour qui il se prenait à dénigrer les femmes de son âge, à taper dans des femmes qui en avaient moins de la moitié, et à trouver ça parfaitement normal. J’étais furieuse qu’un con comme lui puisse se permettre de faire la fine bouche comme si ça lui était dû.
Toutes les femmes sont belles
Pourquoi tant de sensibilité ? Pourquoi les paroles de ce client m’ont-elles autant énervée ? Probablement parce qu’elles venaient me toucher en plein cœur – elles me montraient très brutalement que le jour où j’aurai 60 ans, des hommes de mon âge parleront de moi avec la même grimace, le même mépris. Un jour, je serai périmée, invisible, imbaisable aux yeux de beaucoup. Un jour, plus personne ne voudra me payer pour baiser. Plus personne ne fera des envolées lyriques sur mon cul, mes seins, mes hanches, mes jambes, en me disant à quel point mon corps est extraordinaire – ce qui est faux, d’ailleurs, mon corps ressemble aux corps de toutes les autres escortes de mon agence.
Parce que, dans mon agence (chère), il n’y a que des meufs jeunes, minces, valides, cis, très majoritairement blanches (les rares non-blanches ayant l’immense plaisir d’être présentée comme des perles d’exotisme et fétichisées à souhait).
Et je crois que c’est bien ça qui m’a énervée dans les paroles de ce sexagénaire plein de confiance. Ses paroles venaient contredire ce en quoi je voulais croire, c’est à dire que la hiérarchie de la baisabilité n’existe pas et que toutes les femmes sont belles, y compris celles qui sortent de la norme des conventionnellement jolies : les vieilles, les grosses, les trans, les handicapées, les poilues, les musclées, celles qui viennent d’accoucher, celles qui ont les seins qui pendent, celles qui n’ont plus de seins du tout. J’avais envie d’oublier que je suis en plein dans les normes de beauté du moment et de l’endroit, et qu’un jour j’en serai éjectée.
Je voulais croire que le privilège de la beauté n’existe pas, mais c’est stupide. En fait, les femmes savent toutes très bien où elles se situent sur l’échelle de la bonnassitude. Déjà parce qu’elles voient très bien quels corps sont mis en valeur dans les magazines et les pubs. Et ensuite, parce qu’elles se rendent bien compte des privilèges qu’elles tirent ou non de leur physique : perso, les gens ont tendance à venir vers moi, à me sourire, à être sympa, à me faire confiance, me prendre en stop, m’excuser quand je fais des erreurs, me rappeler pour un entretien quand j’envoie des CV. Les hommes me regardent, me portent de l’attention, portent mes valises et me tiennent les portes, me font plein de compliments – et aussi, dans mon cas, ils me paient grassement pour coucher avec eux. Dire aux femmes qu’elles peuvent toutes être considérées comme sexy et désirables de manière égale, c’est les prendre pour des connes. On voit très bien que certaines putes peuvent se permettre de coûter plus cher que d’autres.
Le problème, ce n'est pas tellement que certaines personnes soient perçues comme plus désirables que d'autres, mais plutôt qu'être désirable, pour une femme, soit considéré comme une obligation, un but à atteindre à tout prix pour pouvoir être acceptée - quelle femme n'a jamais entendu "oui, tu as [tel défaut physique] mais t'inquiète pas, y'a des hommes qui aiment ça".
Tous les corps sont beaux
On a envie de se dire que toutes les femmes sont belles. Tous les corps sont beaux. Y compris ceux des hommes ? Naaaaaan, lolilol, les hommes ne sont pas beaux, eux. Pas grand monde, dans le mouvement body positive, ne va réclamer le droit des hommes à être considérés comme désirables. Et pourtant, les normes existent pour eux aussi, et elles sont drastiques – par exemple, presque 50 % des femmes refusent de sortir avec un homme plus petit qu’elles (contre seulement 13,5 % des hommes qui refuseraient de sortir avec une femme plus grande qu’eux). Pour autant, on imagine mal la ferveur populaire défendre le droit d’un homme petit à être considéré comme sexy – parce qu’on s’imagine mal défendre le droit d’un homme, tout court, à être considéré comme sexy (Et ne me parlez pas de Tom Cruise, tous les plans caméras sont faits pour le faire paraître plus grand qu'il n'est en réalité) (et 1m70, c'est pas non plus si petit que ça). Alors, imaginez un homme qui n’est pas dans les normes… J’attend le moment où on viendra me dire que le corps d’un homme petit, vieux, obèse, poilu et handicapé est super sexy.
En fait, un homme petit, vieux, obèse, poilu et handicapé, c’est souvent l’image cliché qu’on a des clients de la prostitution – et on se demande avec horreur comment de jeunes et belles escortes arrivent à coucher avec ÇA, les pauvres.
Sauf qu’on se dit que pour un homme, c’est pas grave d’être considéré comme moche. Les hommes ne sont de toutes manières pas faits pour être sexy. Les hommes sont désirants, les femmes désirées. Les hommes sont sujets, les femmes sont objets.
En fait, la plupart des hommes hétéros traversent leur vie sans jamais savoir ce que ça fait, que d’être désiré pour leur corps – ou même désirés tout court. Comme les femmes moches, en fait, dont on réclame pourtant haut et fort le droit d’être baisables comme les autres. D’ailleurs, dans cette petite expérience sur un site de rencontre, l’homme classé le plus beau reçoit à peine plus de demandes que la femme classée la plus moche. Sur l’échelle du corps baisable, les hommes perdent à tous les coups.
Les vieux qui ne désiraient pas les vieilles
Alors, quand un homme – plus trop jeune et pas très beau – se permet de dire qu’un corps d’une femme de 25 ans c’est extraordinaire alors qu’un corps d’une femme de 50 ans ce n’est pas extraordinaire du tout, ça provoque un sacré tollé. (Parce que vous vous doutez bien que je voulais en venir à Yann Moix) (Mais je n’aime pas trop réagir à chaud sur des sujets d’actualité d’habitude donc j’ai pas direct taillé dans le vif).
D’un coup, on réagit. Pour qui il se prend, lui, il se croit beau ? Il se croit désirable ? On lui envoie des photos de meufs de 50 ans ultrabonnes pour lui montrer ce qu’il rate. On lui envoie même des photos de ses fesses, quand on a cinquante ans, pour lui montrer que des fesses de 50 ans, ça peut être aussi galbé et ferme que des fesses de 25. On s’offusque que des hommes comme lui se permettent de prétendre à 1000 fois mieux qu’eux (et c’est le moment où je prends des pop corn en vous laissant m’expliquer en quoi 25 ans, c’est 1000 fois mieux que 50 ans). On lui envoie des « ben toi non plus tu me plais pas, nananère ». Big up (non) à celles et ceux qui lui ont dit qu’il était moche et/ou avait une petite bite et/ou une tête de cul.
On essaie de lui prouver qu’une femme de 50 ans peut être désirable et qu’il devrait taper dans sa catégorie, au lieu de les snobber pour des plus jeunes qu’il ne mérite visiblement pas. En avouant du coup à mi-mot que les plus jeunes c'est quand même la catégorie au dessus des plus vieilles. Paradoxe.
Presque comme si on lui disait « SI, LES FEMMES DE 50 ANS SONT DÉSIRABLES ! Dis le ! Dis le qu’elles sont désirables ! Dis le qu’elles peuvent te faire bander ! »
Sujet sexuel
Alors bon, je comprends. J’ai eu très très envie de faire pareil avec mon client (d’ailleurs j’ai pas résisté et j’ai quand même lâché 2-3 phrases pas piquées des canneberges). J’ai eu très très envie de lui arracher de la bouche qu’à 60 ans, je serai toujours bonne – alors qu’objectivement, si j’avais 60 ans, j’aurais envie de me taper tout le monde sauf l’abruti auto-satisfait qu’il est. Tout ça parce que j’étais vexée comme un poux.
Mais pour finir, je me dis qu’il y aura peut être plein d’avantages à ne plus être baisable. A être disqualifiée d'office. A ne plus être évaluée, jugée, catégorisée pour mon corps. Peut-être que je n’en aurai plus rien à foutre d’être moche. Finalement, c’est pas ça la vraie libération des femmes ? Au lieu d’essayer d’être bonne-quel-que-soit-mon-corps, se libérer du diktat d’être bonne ? Agir au lieu de paraître ? Finalement, se faire tacler de moche n’a pas l’air de trop freiner les hommes – je doute que ça les laisse de marbre (soyons honnête, ça ne laisse personne de marbre) mais ils n’ont pas l’air de trop s’en formaliser.
« Hey. On peut être moche-grosse-vieille-insérez ici l'obsession sociétale du moment, sans que ça détruise la confiance. Pas mal d'hommes, à qui on autorise une plus grande diversité des talents, se remettent parfaitement de leur laideur : ils joueront sur un autre tableau et hop. J'aimerais que les femmes puissent se dire à un moment : je suis moche ET je vais avoir une vie formidable. »
Ça sera peut-être pas si mal de ne plus être un objet sexuel. Peut être que je pourrai enfin m’autoriser à être un sujet. Parce que en théorie, les deux ne devraient pas être mutuellement exclusifs – mais en pratique, ils le sont souvent.
Peut-être que quand je ne pourrai plus m’exciter à l’idée qu’un homme s’excite sur mon corps, je m’autoriserai à m’exciter sur le corps des hommes. J’espère qu’avec l’argent que j’aurai économisé de la puterie, je pourrai me payer des escortes – et pas des vieux hein, des mecs jeunes qui ressembleront au Kit Harington de maintenant, je vais me gêner, tiens. D’ailleurs, petit message perso aux garçons qui naîtront dans 10 ans, si vous pouviez vous arranger pour ressembler à Kit Harington et à devenir escortes quand j’aurai 50-60, ça m’arrangerait vachement merci bisous.
(Précisons d'ailleurs que Kit Harington en a marre d'être considéré comme un objet sexuel et d'être considéré plus pour son physique que pour ses talents d'acteur) (Comme les femmes dans la même situation en fait, sauf que dans son cas on ne s'en révolte bizarrement pas trop)
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Peut-être que quand je n’envisagerai plus que mon corps puisse être un objet de désir, je me dirai que j'ai d'autres atouts qui valent parfaitement le coup, et j’aurai l’audace de draguer des jeunes hommes 1000 fois mieux que moi en me disant que mon assurance, mon expérience ou ma maturité les séduiront. Peut-être même que ça marchera.
(Bon, j’espère quand même que je ne serai pas assez conne pour exotiser des mecs non-blancs de manière bien raciste en voyant pas où est le problème)
Et peut-être même que je pécho personne, et j’en aurai rien à foutre, parce que je me considérerai enfin pleinement et totalement pour autre chose que pour ma capacité à faire durcir des bites.
Et j’espère que quand ce moment arrivera, je ferai un high five mental à la même-pas-trentenaire que je suis aujourd’hui, en lui disant que ses insécurités sont infondées, et qu’elle n’a pas à avoir peur. Que ne pas être considérée comme un objet sexuel, finalement, c’est pas si mal.
Peut-être même que, juste pour faire chier, je dirai dans une interview publique que, bwof, moi les mecs de 50 ans, je ne les trouve pas extraordinaires, en fait, je les trouve invisibles, ils ne m’attirent pas, c’est tout.
Et si ça se trouve, dans ce monde imaginé du futur, ça provoquera un tollé, que plein de mecs m’enverront des photos de leurs fesses ou des photos de futurs Georges Clooney, essayant de me prouver que j’ai tort. Et je je ne pourrai que m’amuser de l’ironie, à voir ces hommes qui me reprochent de les traiter comme des objets, tout en s’offusquant que je les disqualifie comme objet de mes fantasmes.
L’ironie de vouloir être désirés par quelqu’un qu’ils ne désirent même pas. Car, finalement, pour citer Virginie Despentes :
« Je m’en tape de mettre la gaule à des hommes qui ne me font pas rêver »
Et oui, je devrais m’en taper.