Ton traumatisme m'agresse
Publié le 1 Octobre 2015
Cache-moi tout ça, ça fait désordre
Les traumatiséEs sont vuEs comme des personnes un peu pauméEs dont tous les problèmes de toute leur vie sont forcément liés à leur trauma. Comme si l'évènement traumatique les avait propulséEs au milieu d'un grand labyrinthe alors que la vie se passe dehors.
En tant que traumatiséE, il faut absolument que tu en sortes pour (re)trouver ta condition de personne normalE, sachant que tant que tu n'es pas dehors, tu es censéE mettre tout ton temps et toute ton énergie à chercher la sortie.
Comme si tu habitais dans une maison à moitié détruite et que tant que l'isolation est pas au top, t'as le droit d'inviter personne. Il faut « te reconstruire » avant.
Une fois que tu as reconstruit la partie du toi-maison qui, apparemment, s'est fait détruire à coups de grosse masse, encore faut-il te faire agréer et qu'on te distribue tes papiers officiels de « Personne NormalE ». Pour ça il faut prouver que tu t'es bien intégréE dans ton nouveau pays, que tu connais les habitudes sociales et culturelles et surtout, que tu as renoncé à tout ce qui concerne de près ou de loin ta vie-d'avant-berk-caca pour une vie-nouvelle-licornes-et-paillettes.
(terriblement d'actualité tout ça...)
En gros, que tu sois capable de raconter ton trauma en souriant (pas trop en détails quand même) éventuellement pleurer un peu à un moment pour faire vraiment vrai, puis que tu dises que maintenant ça va bien tout ça c'est fort loin, oulah. Ça fait un bail que t'as trouvé la sortie, que t'as tes papiers.
Ben oui, faudrait pas risquer de faire chier les autres avec tes états d'âmes, tes dépressions, dissociations, crises d'angoisse et autres crises de paranoïa. Parce que c'est dur, tu comprends, pour les autres, d'avoir à supporter ta crise d'angoisse. C'est même angoissant, ce qui est la raison pour laquelle tu dois quand même éviter de trop parler de ton trauma, parce que tu es en train de transmettre cette saleté comme un virus, vilainE.
Donc en tant que bonNE traumatiséE stigmatiséE, tu vas chercher ton ticket pour faire la file d'attente pour tes papiers, et dans la file d'attente, tiens toi bien : TU N'EXISTES PAS.
Non non. Vraiment. Je sais, tu as l'impression que tu existes, mais non, tu n'existes pas tant que tu ne t'es pas débarrasséE de ton trauma. C'est comme si tu portais un gros sac-à-dos plein de grosses pierres et que du coup ça te fait courber le dos et personne voit ton visage. Donc vu que c'est très compliqué pour les gens de se baisser pour regarder ta tête, il faut que tu te débarrasses une à une de ces grosses pierres jusqu'à ne plus avoir de sac-à-dos. Et que du coup ton VRAI visage apparaisse, pas ton cuir chevelu qui était donc ton faux visage de traumatiséE. Et là :
TADAAA c'est bon tu peux commencer à vivre, à te faire des amiEs vu que maintenant illes te voient, trouver un travail et tout ça.
Vu que tu as vécu des trucs traumatisants et que tes problèmes sont donc liés à tes traumas, ben dès que tu as un problème, c'est FORCÉMENT que t'es encore dans le labyrinthe ou que t'as pas réussi à avoir tes papiers. Tu n'existes qu'au futur, que en tant que futur-toi-reconstruit. Au présent, là, tout de suite, tu n'es personne, juste un brouillon d'humainE.
Pas bien dans ta tête, la tehon
Si tu galères à sortir du labyrinthe, les gens commencent à se demander si tu tiendrais pas des fois la carte à l'envers. Parce qu'illes t'en ont refilé, pourtant, des cartes, mais apparemment tu t'y prends comme un manche. Donc c'est quand même un peu la tehon. Je veux dire, tu dois pas avoir un QI très élevé option sens de l'orientation. Haha.
Tu fais tout faux. Toutes les décisions que tu as prises jusqu'à présent peuvent être jugées, genre ouais mais là tu vois en même temps t'as pas assuré, tu savais pourtant que la voie de gauche c'était pas la bonne, c'est pas comme si on t'avait pas prévenuE que tu risquais de nouveau de te perdre. De toutes façons déjà au début t'étais mal partiE.
Donc si t'avoues que des fois, non, ça va pas trop, c'est une preuve que t'es vraiment trop conNE. Sérieux, tu le fais exprès. Ça fait trois fois que tu vas dans le même cul-de-sac. Après tous les conseils qu'on te donne, sérieux, c'est abusé.
Tant qu'ille est considéréE comme étant encore dans le labyrinthe, la personne traumatiséE ne peut pas faire de choix éclairés. C'est comme si tu étais totalement incapable de prendre tes propres décisions et savoir ce qui est bon pour toi. Tout ce que tu fais est forcément en rapport avec ton traumatisme, tes choix ne sont pas « vrais » ni « authentiques », ils sont influencés (ce qui est mal car les gens normauxLES ne sont jamais influencéEs par rien – d'ailleurs là c'est elleux qui veulent t'influencer).
On part du principe que t'es influencéE et que ta vie sera une suite continuelle d'erreurs et de prenages de murs, mais quoi que tu fasses, on peut quand même t'engueuler. Ou te regarder avec pitié, mon/ma pauvre, toi qui va jamais y arriver.
Alors tu peux dire que tout va bien, suis sortiE, lalala, mais les autres considèrent que de toute évidence c'est pas le cas. Ben, oui, t'as des problèmes, non ? Tu te sens encore mal, des fois, non ? T'y repenses ? Donc en plus d'être unE incapable je veux pas dire mais t'es aussi un peu unE menteurSE sur les bords (et en plus tu suis même pas mes conseils de comment je pense que tu pourrais être heureuxSE ce qui est une preuve évidente que tu ne vas pas bien).
Tu serais pas en train de mentir pour essayer d'avoir tes papiers « Personne NormalE », dis-moi ?Comme on le sait touTEs, les gens n'aiment pas les hypocrites. C'est pô bien de mentir. Bouh le/la menteurSEUH, il/elle est pas heureuxSEUH ! Faut pas mentir que tu te sens bien quand tu te sens mal.
Tu mens, tu fais croire que t'as tes papiers, que t'as été approuvéE, alors que c'est pas le cas. Donc tu n'es pas crédible. Ne te fatigue pas à parler. On t'écoutera pas. Que tu dises que tu t'en es sortiE ou que c'est pas le cas, t'es de toutes façons pas une source sûre.
T'es détruitE, toi. Et t'arrives même pas à te reconstruire. Toutes les décisions que tu prends sont de fausses décisions qui ne partent pas du Vrai Toi mais de ton traumatisme. T'es unE zombie animéE par un traumatisme qui pilote dans ton cerveau. Tu n'es personne, tu te rappelles la file d'attente ?
Ce qui fait que tu finis par la fermer et avoir honte en silence, puisque tu ne peux pas parler de ton mal-être sans qu'on t'explique que tu es censéE le régler et comment tu dois faire.
Donc déjà que t'as potentiellement une confiance en toi bancale, tout le monde t'apprends à ne surtout pas écouter tes sentiments et que si tu étais « guériE » tu devrais ressentir ça et ça et puis tu devrais agir comme ça et comme ça. Tu devrais arriver à tout faire comme les autres et même encore mieux, parce que tu ne dois jamais avoir de problèmes ou te sentir mal (sinon ça prouve que t'es encore coincéE dans le labyrinthe et donc t'es toujours pas normalE).
En fait, se reconstruire, on dirait que c'est pour arriver à faire de soi un loft ultra épuré avec les meubles intégrés dans les murs blancs, des portes coulissantes pour pas casser l'espace, des tableaux abstraits qui n'inspirent surtout aucune émotion et toujours à la même température.
Un peu de musique classique en fond, pourquoi pas. Du Mozart, ça calme les nerfs.
Bouh que c'est envahissant les émotions des autres.
Que détruit le traumatisme ?
Je n'ai jamais trop compris ce que « quelqu'unE de reconstruitE » voulait dire. Est-ce qu'ille ne pense jamais à ses traumas ? Est-ce qu'ille parvient à y penser sans ressentir aucune émotion ? Est-ce qu'ille est devenuE unE nouvelle personne totalement indépendantE du trauma ? Est-ce qu'ille risque les « rechutes » ?
Parce que quand ton trauma concerne plusieurs années de ta vie ou unE ou plusieurEs personnes, est-ce que tu es censéE oublier totalement ces moments et ces gens ? Oublier que tu as eu une famille ? Ou y penser sans émotions ?
Considérer que le traumatisme détruit une partie de nous, ça serait considérer qu'une partie de notre vie disparaît. Que nous faisons un bon en arrière. Or, l'évènement traumatique arrive, il n'efface rien. Et j'ai plutôt l'impression que l'instinct de survie fait faire un bon en avant. Nous développons des mécanismes de protection, ce qui est tout de même plutôt un truc en plus qu'un truc en moins.
En fait, nous n'arrêtons pas de nous construire. Nous nous construisons simplement avec ce vécu traumatique. Comme le concombre qui pousse au milieu d'une grille et du coup grandit en s'adaptant à la forme de la grille (je dis ça parce que ça m'est arrivé récemment, ça ne lui a pas empêché d'être très bon en vinaigrette cela dit).
Le traumatisme ne détruit rien, il nous façonne. Il n'y a rien à reconstruire ou à réparer. Il y a un vécu différent à comprendre, avec des angoisses et des mécanismes différents des nôtres.
Une amie m'a un jour dit : « les personnes qu'on considère fouLLEs, ce sont juste des gens que la société n'accepte pas ».
Les mécanismes de défense mis en place ne se contrôlent pas très bien. Parfois ils se retournent contre nous, nous isolent socialement car ils nous font agir « différemment » ou nous font ressentir des émotions très fortes.
Perte de confiance en soi. Perte de confiance en les autres. Mais si nous sommes isoléEs, qui nous isole ? Qui refuse d'intégrer nos mécanismes comme une partie de nous et nous demande de nous en débarrasser à tout prix, sous peine de passer notre vie dans la file d'attente ?
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Tu devrais…
Même hors trauma, lorsque quelqu'unE nous raconte ses malheurs, on a tendance à entendre ça comme ça : « j'ai un problème que j'aimerais que tu m'aides à régler ».
Du coup, pleinEs de bonnes volonté, on propose des trucs. Tu devrais essayer ça. Tu penses pas que tu pourrais faire ça ? Tu as essayé ça ?
En réalité, le message qu'on fait passer avec ce genre de phrases, c'est : « nan mais en fait t'as encore rien essayé pour aller mieux, c'est ça ? Si t'y mets pas du tiens… ».
Parce que les sentiments ne se réparent pas, ils se ressentent et se partagent. Lorsque quelqu'unE nous raconte ses malheurs, on se sent coupable d'aller mieux, de ne rien pouvoir faire, ou alors ça nous met en colère que la personne se sente mal pour des trucs qu'on juge aussi futiles (parce que soi-même on fait l'effort de fermer sa gueule et de pas faire chier les autres avec ses états d'âmes donc on attend pareil du reste du monde vu que les gens qui font pas comme nous font pas bien).
Ensuite, on se précipite pour effacer le problème, « faire en sorte de penser à autre chose ». En gros, au lieu de conseiller à la personne de parler de son mal-être et partager ses difficultés et ses sentiments, au lieu de l'aider grâce à une écoute attentive et non-jugeante, on lui dit ferme ta gueule arrête de parler de ton ex et vient on va boire un fût de bière en entier et se gaver de glace vegane y pense plus ça va passer.
(Notez que là aussi après rupture, socialement tu es censéE carrément oublier ton ex. Même si ça fait plusieurs années que vous étiez ensembles, oui. Chaque fois que tu vas prononcer son nom maintenant les gens vont te demander poliment de la fermer).
La perte de confiance ne se répare pas en encourageant quelqu'unE à ne pas écouter ses émotions et à les taire.
Parce que entendre quelqu'unE se plaindre ou le/la voir pleurer nous met mal-à-l'aise, en fait, c'est pas tellement son bien-être qu'on recherche à ce moment-là, mais plutôt le nôtre. Parce qu'on est prisE au dépourvuE face à quelqu'unE qui va mal et qu'on recherche surtout à aller mieux nous-même, donc on fait un grand plongeon en plein déni.
Le choc de la première ligne
La personne traumatiséE, lorsqu'elle parle de son trauma, peut parfois (souvent) être protégéE par la dissociation.
Pour celleux du fond qui viennent de lever la main, la dissociation est le fait de se séparer de son corps et se réfugier dans ses pensées histoire de surtout pas ressentir le moment présent (genre, en cas d'agression).
C'est cool parce que ça nous empêche de craquer complètement notre slip au moment de l'événement traumatique, mais ça a le désavantage de faire ressortir ces émotions et images, odeurs, sons-là à des moments complètement random genre tu te mets à pleurer ta race parce que tu as raté le bus, ou le contact de la peau de quelqu'unE d'autre te fait sursauter, ou certaines odeurs te provoquent des crises d'angoisse avec reviviscences (d'un coup tous les détails te reviennent). Et des fois, la dissociation nous permet de nous évader lorsqu'on s'ennuie ou qu'on est triste, honteuxSE ou en colère, et on peut même se trouver tellement bien dans sa tête qu'on se dit tiens pourquoi pas rester.
Donc la personne traumatiséE a à priori déjà mis en place des mécanismes de défense, aussi imparfaits soient-ils, et peut parfois parler de manière totalement détachée et détaillée d'un trauma. Par contre, la personne qui écoute va très probablement commencer à tout s'imaginer. Du coup, les personnes directement en contact avec le traumatisme de quelqu'unE d'autre ont également besoin d'un espace de parole safe pour pouvoir exprimer le mal-être et sentiment d'injustice parfois ressenti face à tout ça, car illes « vivent » en quelque sorte le traumatisme par procuration.
Cet espace peut-être discuté avec la personne qui raconte son traumatisme : des personnes de confiance, un forum anonyme, unE amiE loin qui connaît rien à l'histoire, unE psy ; ou alors, sans citer le nom, ou certains détails.
Il est très important d'ouvrir la parole aux personnes traumatiséEs et c'est pour cela que je pense qu'il est également indispensable de laisser un espace pour les personnes à l'écoute de personnes traumatiséEs afin qu'illes puissent être vraiment à l'écoute.
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Pas un labyrinthe, un chemin
On n'essaie pas de sortir d'un labyrinthe, avec un début et une fin. Les papiers Personne NormalE on les aura jamais. On peut pas retourner en arrière et faire grandir le concombre différemment. Par contre, on peut apprendre à voir ce concombre avec des yeux différents et non-jugeant (je vérifie si vous suivez).
On n'est pas dans un labyrinthe à faire des allers-retours et à se cogner contre les murs, mais plutôt sur un chemin parfois droit, parfois sinueux, toujours infini, avec des étapes pic-nic, des énigmes, des rencontres et des grosses ronces. Vivre provoque en permanence des traumatismes. Pour ce qui est des abus, il faut arrêter de blâmer les victimes de se « remettre dans la même situation le/la conNE ». UnE victime VA se remettre dans la même situation parce que des gens agressent d'autres gens, et que c'est plus facile d'agresser quand ces autres ont des super mécanismes pour se réfugier dans leur tête pendant un abus, mais très peu pour les empêcher de se produire (le souvenir et la peur paralysent, la dissociation rend inerte, la honte et la culpabilité rendent docile).
Encore une fois, la question n'est pas de savoir « comment faire en sorte de ne plus se faire abuser » par exemple (hoho ça me rappelle un truc ça) mais plutôt « tu vas peut-être être confrontéE à des situation où des abus peuvent se produire et où tu auras du mal à réagir. Comment aider dans ces cas-là ? Y a-t-il quelque chose que je puisse faire ? »
C'est à la fois simple et compliqué d'aider quelqu'unE qui va mal. Écouter sans jugement. La plupart du temps, ya même rien besoin de dire d'autre que « oh » « ah ouais quand même » « oh mon/ma pauvre ». Mais parfois c'est difficile de ne pas se sentir concernéE (si la personne dit « je me sens seulE », cela ne veut pas dire « tu me délaisses »). Et si on se sent concernéE, le remarquer, juste. Tiens. Comment ça se fait que je me sens concernéE ? Et ça me fait quoi ? Je suis en colère ou je me sens coupable ? Intéressant…
Le mal-être ressenti nous empêche bien souvent d'écouter de manière bienveillante. Nous avons peur d'attraper un virus et dans un sens nous n'avons pas tort. Peut-être que le traumatisme se transmet. Et alors ? Ne gambadons-nous pas de mini-trauma en mini-trauma ? Peut-être sont-ils comme les cicatrices que nous avons sur le corps, « cette fois-là où j'ai voulu grimper dans l'arbre », « cette fois-là où je me suis pris la borne à incendie en courant en pleine nuit » (ndlr : mon genou s'en souvient en tous cas). C'est juste la preuve qu'on a vécu des trucs, finalement. Certaines blessures rappellent de moins bons souvenirs que d'autres.
Un traumatisme n'est pas un sac-à-dos dont on se débarrasse. La question n'est pas de se demander comment arriver à « le jour où tu iras bien » mais plutôt d'accepter cette réalité : nous allons touTEs mal, parfois. Ça s'appelle ressentir des émotions, être en vie. Quel que soit ce qui nous entoure ou bien que nous ayons « tout pour être heureuxSE », ça arrive, ça va, ça vient.
On pourrait plutôt se dire : « ok, tu iras encore plein de fois mal. Sais-tu ce qui pourra t'aider lors des prochaines fois ? ». Le traumatisme ne disparaît pas, il fait partie d'une vie.
Nous essayons de « réparer » un traumatisme comme nous essayons de « réparer » les émotions négatives des autres.
Nous pourrions les écouter sans jugement. Nous avons touTEs nos raisons futiles de nous sentir mal. Et au lieu de dire « tu devrais » ou « tu penses pas que », on pourrait plutôt demander « que penses tu de » ou « que ressens-tu quand ».
Au lieu de traiter unE personne traumatiséE comme un brouillon de personne normalE, nous pourrions simplement le/la voir comme unE personne normalE avec une blessure ou une cicatrice plus voyante que la moyenne.
En savoir plus:
- Philomele (Blog de réflexions autour du vécu traumatique et de la réappropriation des corps, de l'identité de genre, des sexualités et de l’expression pornographique)
- Polyvalence, Troubles de stress post-traumatique.