Climat incestuel: La cage dorée

Publié le 12 Octobre 2015

[TW: climat incestuel, pédophilie - très peu détaillé et suggéré seulement]

[PW: F, P]

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Quand j'étais petite, j'étais leur petite amie. A tous.

Les profs. Les monos en colonie de vacances. Ou en stage d'été. Les amis de mes parents. Les parents de mes amiEs. Les voisins. Et tous les hommes de ma famille, bien sûr.

Il faut dire que j'étais plutôt mignonne. C'est d'ailleurs ce que j'ai dit récemment à un ami : « toi aussi, tu m'aurais vue, t'aurais… euh… cra… qué… », terminant ma phrase en murmurant de manière presque inaudible, me rendant compte de ce que j'étais en train de dire.

Toi aussi, t'aurais eu envie de moi quand j'avais moins de douze ans. Quand j'avais encore des bouclettes, un visage de poupée et des yeux que les adultes qualifiaient de « coquins ».

Et pourtant, c'était presque mathématique, j'avais un certain pouvoir d'attraction sur les hommes. Je reste encore ébahie devant l'évidence.

Les enfantEs sont des éponges. Pour celleux qui m'entouraient, rien n'était plus valorisant pour une femme que d'être désirable… et mes comportements se sont doucement modelés sous ces regards masculins omniprésents, dans cet environnement ultra-sexuel qui était le mien.

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Parce que le sexe était partout, à la maison. Sur les murs, en peintures ou en photos. Dans la bibliothèque, ou encore à la télé. Si les films d'horreur étaient interdits à cause de toute cette insoutenable violence qu'ils contenaient, les films porno, eux, étaient bien en évidence. Et puis, bien sûr, le sexe remplissait les conversations.

Les langues se déliaient en même temps que les bouteilles se vidaient. Illes parlaient plus fort, parfois ça poussait même la chansonnette. Ça blaguait viol, mal baisées, frigides, pd, gouines ou salopes. Ça se revendiquait libéré, pas comme touTEs ces prudes. On était des réacs pour le reste, ça, c'est sûr, mais en tous cas on n'est pas des coincés. C'était dit avec fierté.

Fallait rigoler, même si moi je comprenais pas trop. On me faisait répéter des trucs grivois, parce que c'est vraiment marrant, une gamine de trois ans qui parle de bites et de chattes. Qu'est-ce qu'elle pouvait bien y comprendre, de toutes façons ? Pourtant, j'ai l'impression d'avoir toujours su comment on faisait les bébés. Et bien plus.

Et puis j'étais jolie, ils aimaient en plaisanter entre eux, se demander combien d'hommes je rendrais fous… quand je serais plus grande, bien sûr.

On se baladait tout nus, on n'était pas pudiques… sauf certainEs, qui l'étaient de manière complètement exagérée. Enfin : de manière jugée complètement exagérée. Ok, ton corps de gamine, on accepte que tu veuilles le cacher mais on comprends pas vraiment. Qui est-ce que ça pourrait exciter de toutes façons ? Et quand bien même ça exciterait qui que ce soit, est-ce que c'est vraiment mal ? C'est bien, le sexe, c'est beau. Celleux qui ont un problème avec leur corps nu ou avec le sexe ont un problème tout court. Un esprit sain dans un corps sain. On voit pas où est le soucis.

L'inceste et la pédophilie, chez moi, c'était rasant, ça frôlait les murs. De l'extérieur, ça se voyait pas vraiment. Dès qu'on invitait des gens, soudain, les films pornos étaient cachés, certaines pièces fermées, mes parentEs se rhabillaient. J'avais pas l’impression que c'était mal, simplement que mes copines ne pourraient pas comprendre l'avant-gardisme de notre famille. On était trop en avance. Dans le futur, tout le monde vivrait toutE nuEs, on parlerait de sexe aux enfantEs, mais pour le moment, ça paraissait encore trop bizarre pour les autres, c'est pour ça qu'il fallait le cacher.

Notre secret si bien gardé.

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Comment mes parentEs auraient-illes pu vouloir me faire du mal? Au contraire, illes me protégeaient. Illes m'avaient mise en garde, attention aux méchants pédophiles qui voudront t'offrir des bonbons pour t'enlever dans une camionnette. Attention aux étrangers. Attention aux hommes. Illes disaient que si quelqu'un osait un jour me faire du mal, illes le tueraient. Grâce à elleux, j'avais pas peur, je me disais, je suis en sécurité. Le danger ne peut venir que de l'extérieur, les méchants, c'est les autres.

Les regards ont commencé à changer vers la puberté. Enfin, pas les regards, plutôt la gêne entraînée par ces regards. Une ado, c'est pas pareil qu'une gamine. Ça paraît tout de suite moins innocent. On les foutais dans une sale situation, mes hormones et moi, quand même, on n'était pas sympas.

Parce que j'étais aussi une belle salope. Celle qui est vicieuse, qui manipule les les hommes, celle qui les rend faible, qui leur fait tourner la tête. Je me tapais les regards-éclairs yeux-jambes-yeux ou yeux-seins-yeux, ceux qui savent pas où ce mettre, ceux qui me foutaient la honte d'avoir mis ça, et pourquoi aujourd'hui, et pourquoi quand je vais voir la famille ? Est-ce que je le chercherais pas un tout petit peu ? J'avais pas honte, de les foutre dans une situation pareille ?

Plus je grandissais, plus je comprenais ce qui se passait. Oh, j'aurais jamais posé le mot inceste là-dessus, non non, mais j'avais bien compris que je plaisais pas mal à ces messieurs. Et à quelques unes de ces dames également.

Je savais pas quoi en penser. En même temps, j'étais celle qui leur clouait le bec, celle qui se laissait pas faire, qui donnait tort à tous ces mâles blancs auto-satisfaits. J'osais les contredire et même des fois j'avais raison. J'avais envie de me battre, de leur faire comprendre que j'avais des choses à dire. Le respect, je voulais croire que je l'avais gagné par les mots, mais je pouvais pas en être sûre.

Illes disaient que j'avais un caractère de cochon, mais dans le fond, je savais qu'illes disaient ça parce qu'illes n'oseraient jamais avouer que je leur manquais quand j'étais pas là, que j'étais leur préférée, qu'illes aimaient bien que je les pousse dans leurs retranchements. Qu'illes avaient plus besoin de moi que moi d'elleux et que c'était dur, très dur à avouer.

J'avais envie de croire que si j'étais celle qui prenait le plus cher, c'est parce que j'étais celle qu'illes aimaient le plus. Qu'illes avaient jamais appris comment aimer quelqu'unE sans l'abuser. J'ai toujours envie de croire qu'illes m'aimaient beaucoup, qu'illes étaient juste maladroitEs, qu'illes savaient pas ce que c'était, l'amour sans sexe et le sexe sans violence. En fait, même, je le crois.

Mais moi, j'attendais mes 18 ans. Je me disais j'irai loin, et en même temps j'avais une trouille pas possible. J'arrivais pas à me dire que je m'en sortirais sans elleux. J'étais qu'une gamine, qu'une enfante, je me disais. Et elleux aussi me le répétaient régulièrement. Qu'est-ce que je ferais sans elleux, hein ?

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Peut-être qu'on me laissait parler juste parce que j'étais agréable à regarder. Illes se marraient, se disaient que je devrais faire de la politique, « une jolie fille comme toi ». Et quand illes ne trouvaient rien à répliquer, illes me regardaient avec cet air que putain toi si tu pouvais encore avoir six ans t'imagines même pas la fessée.

Parce que parfois, on était en guerre. Illes me rappelaient à l'ordre. Non mais c'est qui qui dirige, hein ? Quand tu gagneras ton propre argent, tu décideras, en attendant, c'est nous. En même temps, illes m'offraient des grosses sommes d'argent, « de généreux cadeaux », gage que je survivrais jamais sans elleux. Que j'existerais pas sans elleux, même.

Comment j'aurais pu m'en sortir toute seule, alors que je devais tout à mon physique ? C'était carrément sous-entendu. Tu penses que t'as eu ce boulot parce que t'es compétente ? Que tu réussis à l'école parce que t'es intelligente ? Que ton mec aime autre chose que ton corps ?

J'avais l'impression que mon visage et mon corps étaient mon droit de passage pour avoir la parole, et mon droit de parole leur donnait le droit de me punir. Ça me rassurait pas, d'autant plus que c'était riche en commentaires. Ah ben t'as pas un peu grossi ? Et tu portes des soutiens-gorges, maintenant ? Je me camouflais sous des baggys. Mais parfois il fallait bien que j'en joue… peut-être mon corps était-il ma seule arme, après tout.


J'étais une petite fille qui plaisait aux hommes. Je ne comprenais pas trop ce qui se passait bien sûr, mais ça se passait. Je finissais par être la préférée, la chouchoute. Je les faisais marrer, puis je leur clouais le bec. Ils me regardaient avec un air entre « ola, elle est pas bête la gamine » et « comment oses-tu être aussi insolente ». J'avais bien appris mes leçons, j'avais bien fait ce qu'on attendait de moi.

C'est marrant. Encore maintenant, je me rends compte que je suis en train de flirter parce que je me rends compte que je fais la petite fille. Ma voix devient plus aiguë. Je me dandine. J'ai ce fameux regard coquin. Un visage d'ange qui parle comme le diable. C'est aussi naturel que si j'avais fait ça toute ma vie, instinctif et inévitable… Je n'ai de toutes façons jamais rien appris d'autre.

On parle de sexualisation des petites filles. C'est pas nouveau. Ça fonctionne comme un grand cercle vicieux. Les femmes sont infantilisées, les enfantes sont sexualisées, la sexualité des femmes donne le droit de les violenter, la violence permet de dominer.

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Il serait bien pratique de voir dans cette histoire des gentilLEs et des méchantEs. Comme si la sexualisation des petites filles et l'infantilisation des femmes étaient des processus conscients, comme si l'abus était toujours réfléchi. Or je ne suis pas sûre que mes agresseurSEs y voyaient beaucoup plus clair que moi. Le déni collectif a été le seul moyen pour nous de rester ensemble et cet amour parasité de domination est probablement la moins pire des possibilité qui s'offrait à la bande de violentés que nous étions.

Il serait rassurant de pouvoir diviser le monde entre les agresseurSEs et les agresséEs, les dominantEs et les dominéEs. Mais j'ai été la victime de victimes et l'agresseuse d'agresseurSEs. Le sentiment de vouloir dominer, je le connais bien, il est urgent et puissant comme celui de vouloir que le chat RESTE sur ses genoux, et tu VAS rester parce que je vais te TENIR même si tu te débats, parce que tu es si doux et que je t'aime tellement fort, que tu es si mignon que tu me dois des câlins et de l'attention en échange des croquettes que je te donne. C'est le plaisir malsain de savoir que l'autre n'a pas vraiment le choix associé à la frustration de ne pas obtenir l'amour qu'on pense pourtant avoir bien mérité. C'est considérer que l'autre ne nous respecte que lorsqu'ille se soumet mais que sa soumission nous autorise, nous, à ne pas le/la respecter. Qu'est-ce que c'est con un chat. Con de chat. Mais tant que c'est moi le/la propriétaire du paquet de croquettes, tu m'aimeras, t'auras pas le choix, tu seras obligé de me faire confiance parce que tu n'as que moi.

Pourquoi avons-nous si peur de la liberté des autres? Pourquoi pensons-nous que les autres nous abandonneraient si nous ne les retenions pas avec des liens familiaux, de l'argent, du pouvoir, un collier avec notre nom écrit dessus, ou en formant un couple avec des règles strictes qui empêcheront à l'autre de s'échapper trop facilement ?

Pourquoi prétendons-nous aimer lorsqu'on crie sur quelqu'unE, pourquoi le vrai amour est-il toujours vu comme passionnel, irrésistible, inévitablement jaloux, exclusif et possessif ?

Pourquoi est-ce vu comme normal que des parentEs obligent leurs enfantEs à les voir, à leur parler, à leur dire qu'illes les aiment et se permettent de les culpabiliser lorsqu'illes ne le font pas ? Nous avons pourtant été de bonNEs parentES… Il y a bien pire, n'est-ce pas ?

Pourquoi appelons-nous « amour » le fait d'enlever unE animalE à sa famille, de le/la mutiler, de l'enfermer à nos côtés, de l'obliger à suivre nos règles comme si c'était ellui qui avait insisté pour vivre avec nous ? Pourquoi trouvons nous normal « d'éduquer » unE animalE ? De rentrer le soir dans l'appart ou notre animalE s'est royalement fait chier toute la journée, ouvrir la porte, le/la voir assis devant, et de se dire « mais qu'est-ce qu'ille m'aime » ?

Pourquoi disons-nous aimer alors que nous forçons quelqu'unE à faire ce que nous voulons, « pour son bien » ? Qu'est-ce qu'il y a de si effrayant dans l'autonomie des autres ?

Nous pensons qu'il est impossible qu'on nous aime d'amour libre, d'amour désintéressé, mais est-ce que nous-même, nous aimons d'amour libre et désintéressé ?

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Avons-nous vraiment le choix d'aimer ou non cellui qui nous domine, lorsque nous en sommes dépendantEs ? Avons-nous le choix de nous plier, ou non, à ses attentes et à ses exigences ?

Le sexe est un langage, il a été utilisé pour me dominer. Mais le sexe n'est pas le seul langage et il y a tant de manières de dominer. Faire face, accepter de voir en nous-même l'oppresseurSE, c'est l'espoir de comprendre, d'identifier, de ne pas reproduire.

Et aussi, tout simplement, la découverte de ce que c'est, aimer sans avoir peur, aimer vraiment. De voir que les autres, des fois, même si illes le peuvent, ne partent pas, de savoir que celleux qui restent le font par choix.

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H
Merci pour ce texte fort et limpide pour moi qui ait vécu aussi à peu près la même chose... 20 ans plus tard, je suis en couple avec un homme de trente ans mon ainé, tout en sachant que je dois, que je veux, le quitter... et je n'arrive pas à sortir de cette cage dorée... c'est comme si je voyais la clé, là, devant moi, mais je n'arrive pas à l'attraper...
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I
Merci pour cet article, j'ai vécu sensiblement la même chose, et c'est rare de pouvoir lire un témoignage si éclairant sur cette problématique.
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M
Wow je ne suis pas sûr d'avoir compris tout ce qui est impliqué dans ce texte, trop de sous-entendus flous pour moi, mais je suis impressionné. Quelle vision horrible de l'amour et de la famille. Au point que je n'arrive pas une seconde à m'identifier avec le paragraphe de questionnements de la fin, vu à quel point ma vie et mon esprit sont différents du votre.
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D
Oui ce texte est particulièrement lié à mon histoire personnelle, et du coup très subjectif. Et il parle d'énormément de choses en même temps. Après je ne dirais peut être pas que la vision de l'amour est "horrible"... C'est plutôt une vision des dérives telles que chantage affectif et abus dans le contexte familial, souvent excusés par cellui qui les commet sous prétexte que "c'est parce que je t'aime", que ce texte questionne.