Mais qui fantasme là-dessus?

Publié le 25 Septembre 2015

[PW: S, P]

Quand j'étais ado, je lisais des fanfictions de Harry Potter sur internet.

PPFFFIIIOUUU, c'était pas facile à dire, mais maintenant que c'est fait je me sens vachement mieux.

Donc, je lisais des fanfictions. Si jamais, ce sont des histoires (mal) écrites par des fans, qui reprennent les personnages de leurs romans ou films préférés, ou même leurs stars préférées.

Il y avait toutes les catégories : drame, horreur, romance, humour, action/aventure… Et puis il y avait les autres. Les fanfictions catégorisées « lemon » ou « lime ». Érotiques, quoi.

Et là, je peux vous assurer, à Poudlard, ça baisait sec. Ça baisait même dans tous les coins, dans toutes les positions, par tous les trous. Hétéro, bi, lesbien, beaucoup de gay aussi, à deux, à trois, à cinq, à douze. On trouvait tout. Du soft, du hard, du bestial, du tendre. Du sexe mature, des premières fois, des scénarios prof-élève, meilleurEs amiEs ou même ravisseur-prisonnier. De la domination-soumission. Des plans à trois. Une sorte de petit Youporn littéraire, quoi, mais sans les pubs « Comment trouver une copine sexy ? » illustrées de meufs à gros nibards. A la place, on avait ça, du fan art* :

Moi je trouve ça plutôt sympa. (Harry et Ginny dans la bibliothèque)

Moi je trouve ça plutôt sympa. (Harry et Ginny dans la bibliothèque)

C'était maladroit, naïf, mais parfois d'une créativité perverse à en tomber par terre. Entre les métaphores un peu foireuses, les répétitions, des mots écrits entre guillemets parce que l'auteurE n'était pas sûrEs qu'ils soient vraiment bien choisis, qu'ille n'en trouvait pas de meilleurs, ou peut-être même qu'ille n'était pas sûrE qu'ils existent… Le tout bourré de fautes d'orthographe bien sûr, et de passés simples délicieusement mal conjugués. Tout ça aurait mérité une bonne relecture par unE prof de Français.

Mais on s'en foutait pas mal. Des « la langue de Drago vint quémander l'entrée de la bouche de Neville », des « Ginny but la divine liqueur qui sortait du sexe de Harry, ça goûtait piquant » (accompagné d'une note entre parenthèses de l'auteure : hihi, en fait je sais pas j'ai jamais goûté de sperme LoO0OoL).

Oui, parce que la plupart des auteurs de fanfictions, la quasi-totalité même, c'étaient des auteures.

Des jeunes filles à peine pubères qui écrivaient des histoires de cul sans en avoir jamais fait. C'était une sorte de grand brasier à fantasmes, comme un espace safe pour rédiger du porno entre filles, par les filles, pour les filles. Il y avait une catégorie « Interdit aux -18 » dont la quasi-totalité des auteures étaient mineures… Et aussi la plupart des lectrices, vu que rien n'était vérifié. En fait, -18, ça voulait juste dire « hey les meufs, là j'ai vraiment du lourd ».

C'était un truc osé, transgressif, comme faire le mur pour aller chez unE copinE. Scotchée devant l'ordinateur, incapable de m'arrêter de lire, « par curiosité, quoi », j'aurais préféré bouffer ma culotte trempée plutôt que d'avouer que ça m'émoustillait quand même pas mal. J'en avais parlé à une amie sur le ton de la blague, qui m'avait dit : « je suis sûre qu'il y en a que ça excite... », genre, « celleux-là sont vraiment ridicules ». Mais elle avait pas l'air si sûre d'elle, dans le fond. Je me demande si à ce moment-là, ce qu'on espérait, c'est pas qu'une d'entre nous s'écrie « oui, MOI ! Ça m'excite, moi… » pour qu'on puisse en rire ensembles, et s'échanger les noms des meilleurs écrivainE en herbe, comme deux ados branleurs, s'échangeant des Playboys volés dans la table de nuit de papa.

Le porno, c'était pas accueillant. C'était réalisé en grande majorité par des hommes, les sites, les vidéos, tout, et ça se sentait. J'avais l'impression de rentrer dans un marché glauque rempli de mecs glauques qui au lieu de crier « poisson frais ! », criaient « grosse salope ! Elle aime la bite ! Par ici, elle se fait prendre par tous les trous ! »

Alors que sur les sites de fanfictions, c'était comme une grosse soirée pyjama, marshmallows et champomy. C'était sympa, convivial, rose pâle, avec des fleurs et des spirales. Dans le monde qui stigmatise le désir des femmes, il y avait une brèche. Les utilisatrices portaient des noms comme LoveDraco ou FlowerPrincess. C'était riche en commentaires, des commentaires souvent encourageants et positifs, qui suggéraient parfois d'améliorer tel ou tel passage. L'auteure jouait avec ses lectrice en les faisant patienter à coups de cliffhangers. On suivait certaines fanfictions comme des séries, attendant que le chapitre suivant, la suppliant d'écrire plus vite.

Le côté pratique, c'est qu'il ne fallait pas inventer toute l'histoire. Les décors étaient déjà posés, il n'y avait plus qu'à jouer avec les pions. Pas besoin de commencer du début, pas besoin de scénario solide, il n'y avait plus qu'à écrire les scènes de cul. Les acteurRICEs porno, c'étaient les personnages. Tu pouvait cerner direct. Sirius et Severus, okay, le brun ténébreux trop hot avec son pire ennemi maigrichon. Sexe probablement brutal et torturé. Ron et Hermione. Sûrement une baise complice et coquine, mec attendrissant et fille sage. Sur d'autres sites, on dirait #redHead et #firstTime.

Tu pouvais tomber direct sur l'action, direct sur le gonzo. Ou préférer un truc plus romantique avec des scènes qui se terminent derrière des rideaux ou sous une couette.

Et puis j'ai grandi, et il y a eu « Fifty Shades of Grey ».

Et là, perplexité.

Le monde entier se demande : « Mais qui peut bien fantasmer là-dessus ? »

On se moque. Le livre est disséqué, analysé, commenté partout et par tout le monde, des hommes, des femmes, des féministes, des pas féministes, des pratiquants de SM, des sexbloggers, des journaux nationaux, des émissions de radios, de télé. Tout le monde est bien d'accord là dessus : c'est nul.

C'est cliché, c'est ridicule, et surtout, c'est mal écrit.

Cinquante nuances de merdes

Cinquante nuances de merdes

Alors là, crime contre l'humanité. Scandale. Qui peut fantasmer sur un truc aussi mal écrit ?

Mais qui fantasme là-dessus?

Hinhin. Le monde ricane. Qu'est-ce que c'est moche, ce livre, et qu'est-ce que ça vole bas. Christian est milliardaire, l'archétype du mâle puissant et jaloux, beau, riche, dangereux. Ana est la cruche sans cervelle, vierge, étudiante en littérature mais qui semble ne rien faire d'autre qu'envoyer des textos à longueur de journée. C'est à s'en taper une indigestion de clichés.

En plus d'être nulle, l'intrigue est douteuse. Christian est une sorte de manipulateur pervers doublé d'un super stalker. Et elle qui se défend à peine. Pas très héroïque, Ana, pas l'image de la femme forte qu'on aurait souhaité.

Ça pratique du BDSM, mais pas bien, pas comme il faut. On voit bien que l'auteure ne connaît rien au sujet.

En plus de ça, pour la énième fois, un truc qui véhicule des fantasmes d'abus, de viol, de harcèlement, de possession et de manipulations en tous genre.

On te fait la morale.

Voyons, ne fantasme pas là-dessus. C'est nul. Au moins, touche-toi sur un truc bien. Lis plutôt « Histoire d'O », ça, c'est bien. Bon, peut-être que ça collera moins à tes fantasmes, que ça sera trop bien écrit pour faire bander, peut-être qu'en fait ça ne va pas t'exciter du tout. Mais c'est pas grave. On pourra jouer à qui-c'est-qui-a-le-mieux-compris-ce-que-l'auteure-voulait-dire. Viens, on va t'apprendre sur quoi tu devrais te masturber. Tout en féminisme, hein.

Parce que, vraiment.

Mais qui est-ce que ça fait fantasmer ?

Qui est-ce que ça fait fantasmer, un livre si mal écrit ? Qui est-ce que ça fait fantasmer, une histoire aussi bâteau ? Une histoire de jeune fille qui sort avec un milliardaire…

Qui est-ce que ça fait fantasmer, cette histoire de possession et d'abus, alors que toi tu bandes que sur du sexe consenti ? Qui est-ce que ça fait fantasmer, du BDSM même pas trash, juste six petites fessées ?

Qui peut bien pouvoir rêver de mariage riche, de MacBooks, de voitures, de tours en avion ?

Qui est-ce que ça fait fantasmer à part ces femmes, ces nombreuses, trop nombreuses femmes ?

Peut-être la femme pas éduquée, la prolo, la ménagère. Celle qui a pas d'argent. Celle qui aimerait bien, recevoir un MacBook, alors que toi tu l'as déjà. Ou celle pour qui la culture du viol s'est immiscée jusque dans ses fantasmes, que des scénarii de sexe consenti ne fait pas mouiller. Celle qui est contente que pour une fois, quelqu'un ait fait quelque chose pour la vie érotique des femmes.

Ou celle que ça distrait, que ça occupe, qui lit "par curiosité". Que ça finit par faire bander, mais chuuut.

Peut-être ces centaines de milliers de femmes qu'il est si confortable de mépriser.

C'est si facile de mépriser « Fifty Shades of Grey ». C'est si simple de mépriser ses lectrices, et de décrédibiliser son auteure. Sérieux. Elle a écrit une FANFICTION de TWILIGHT sur son BLACKBERRY. Comment ces trois mots pourraient-ils donner quoi que ce soit de bien ? Et genre elle se prend pour une écrivaine.

Et c'est vrai, qu'elle est énervante, cette E.L. James, qui n'a même pas pris le temps d'apprendre à bien écrire, et qui ose avoir du succès…

Comment ça se fait que cette auteure, qui pourtant sort du monde des fanfictions – où tout le monde peut écrire, même les pas douéEs, même les pas éduquéEs, scandale – se retrouve sur les plateaux télés, dans les journaux, sur internet ? Manquerait plus qu'on la laisse s'exprimer.

Je comprends qu'on les moque autant, elle et ses bouquins. Une femme qui a fait son trou dans un milieu de femmes, qui a eu du succès grâce aux autres femmes, en écrivant une histoire érotique pour les femmes, avec une héroïne femme, d'après un roman écrit par une femme pour des lectrices femmes, ça fait beaucoup trop de fois le mot « femme » dans la même phrase pour qu'on puisse la prendre au sérieux.

C'est peut-être pour ça que j'ai mis du temps à me prononcer sur « Fifty Shades of Grey ». Je comprenais pas trop pourquoi mais j'avais une sorte de réaction épidermique face à tout ça. Maintenant, j'ai trouvé, ça porte un nom : misogynie et snobisme.

On ne reproche pas à un homme de se branler sur du mauvais porno. Mais nous, les femmes, on est sophistiquées, hein. On aime les bons romans, bien écrit, le porno esthétique, jolies couleurs, belles images, plans travaillés. On ne se rabaisserait surtout pas à s'exciter sur des romans de gare ou des vidéos pourries. Comme on se rabaisserait pas à roter à table. Normal, quoi.

La masturbation, entre filles, quand j'étais ado, c'était tabou. On n'en parlait pas. Entre mecs c'était presque une blague, allez les gars, hein, je vais m'astiquer un petit coup et puis je reviens. Mais entre filles t'avais une espèce de grosse zone que t'abordais pas trop. Qu'est-ce qui te fait mouiller ? Sur quoi tu fantasmes ? Qu'est-ce que tu regardes, qu'est-ce que tu écoutes ? On peut passer des heures à parler de sexe, sans parler de ce qui nous excite. La complicité sexuelle, chez les femmes, ça peut paraître libéré mais parfois ça fait des gros tabous. On parle vibro, on se demande « alors, raconte, c'était un bon coup ? » Mais on a moins tendance à s'échanger les trucs qui nous excitent vraiment.

L'anonymat sur les sites de fanfictions, quand j'y allais, c'était le top pour les jeunes auteures. Gros lâchage. Tout est permis. Il y avait un truc presque révolutionnaire dans cette niche internet, ce milieu si féminin, qui s'échangeait du matériel masturbatoire fait maison. Qui avait réussi, dans ce monde où aucune femme n'est censée avoir de sexualité sans la présence d'un homme, à se créer un espace d'érotisme au féminin, préservé, à l'abri des regards mal intentionnés. C'était de la complicité féminine à l'état pur, sans aucun autre but que kiffer grave.

On se plaint que la sexualité féminine soit si peu représentée. Faudrait savoir. Forcément, les fanfictions qui deviendront connues, elles passeront par les filets d'une société hétéronormée, d'hommes puissants et de femmes soumises, de bonheur achetable et de paillettes. Forcément, elles seront récupérées, présentées comme la libération du désir des femmes. Adaptées au cinéma. Avec plein de produits dérivés. Pour faire acheter celles qui voudront, pour une fois, réaliser leurs propres fantasmes et pas ceux de quelqu'un d'autres.

C'est ça qui fait râler, en fait. Parce que c'est récupéré.

Pensions-nous vraiment que personne ne profiterait de cette potentielle poule aux œufs d'or ? Ou cette belle possibilité pour stigmatiser le désir des femmes ? Finalement, ne sommes-nous pas aussi naïfVEs qu'Ana?

Je sais, ça m'énerve aussi. Mais faudrait pas taper sur les mauvaises personnes.

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Des femmes qui écrivent du cul pour les femmes... Moi je te dis, les histoires que tu veux lire, en fait, va les chercher. 30 millions de fanfictions. Quand même. Autant que d'amiEs. Il y a de la variété.

Mes auteures préférées ont dû grandir, mais j'espère que ça n'a pas changé. Malgré les fautes de langue et les tournures de phrases douteuses, en fait, ça faisait son effet. Puis c'était assez inventif, pour des scénarios de cul. Ça changeait du livreur de pizza qui, quand il ouvre la porte, il voit une femme à poil et du coup ils baisent.

Vraiment, on aurait tort de se sous-estimer.

Sur ce :

Mais qui fantasme là-dessus?

* Je n'ai pas retrouvé les dessinateurTRICEs de ces images. Si vous avez des infos je suis preneuse.

Pour aller plus loin:

- Quand les femmes trempent leur plume dans l'encre de leurs fantasmes

- Cinquante nuances de Grey: un excellent mauvais roman porno

Rédigé par Decade

Publié dans #Erotisme, #Sexualité

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M
Je suis ultra reconnaissant à "50 nuances de grey" car son succès a profondément changé ma perception de la femme en la rabaissant à un être avec des fantasmes médiocres, comme l'homme finalement. En démolissant aussi pas mal d’hypocrisies qui maintenant me font bien rire. Et en validant énormément de théories sur les femmes, le pouvoir et le sexe qui jusqu'à ce moment me semblaient encore très douteuses.<br /> <br /> Mes relations avec les femmes sont considérablement améliorées depuis.
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L
A titre purement personnel, la raison qui m'a fait haïr 50 shades of Grey, c'est surtout son statut de livre érotique qui "faisait référence". Toutes les femmes autour de moi qui en parlaient expliquaient que c'était le fantasme ultime, Grey l'homme idéal, l'histoire d'amour était tellement romantique. J'ai trouvé ça malsain, parce que après l'avoir lu, il me semblait que ce sexe était terriblement non consenti. En soi, je n'ai rien contre ce genre d'écrits (je fréquente assidument les sites de fanfic, j'ai vu mieux, j'ai vu pire, j'ai vu pareil), mais pas le fait que tout le monde m'ait présenté ça comme "de la romance comme on aimerait en vivre". Peut-être pour des raisons personnelles, parce que "si on aime l'autre, on se force à coucher pour faire plaisir, même si ça ne va pas, même si on n'a pas envie, même si en fait tout va mal et c'est abusif", j'y ai cru avec intensité à une époque (en même temps, c'est le modèle canonique et j'étais jeune) et encore maintenant je ne m'en relève qu'avec difficulté. <br /> Bref, pour moi c'est surtout l'élément "voila ce que doit être une relation romantique digne de ce nom" qui a merdé. <br /> Sinon, je suis 100% d'accord pour les fanfics! Il y a tellement de tout sur ces sites que, quelque soit l'envie, il y a moyen de trouver. Je ne fréquente peut-être pas les "bons" sites pornos, mais de mon expérience personnelle, je n'ai jamais trouvé quelque chose où on propose simultanément du sexe consenti avec une relation toute mignonne et du sexe sauvage. Ou même juste du sexe décomplexé qui ne marque pas la fin du récit.
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C
"On ne reproche pas à un homme de se branler sur du mauvais porno."<br /> hélas, si.
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